Le mot personnalité vient du latin persona, emprunté au grec per-sonare, « ce par quoi le son passe ». On appelait ainsi les masques creux du théâtre antique, qui faisaient caisse de résonance pour la voix de l’acteur. Tout est dit : la personnalité est un masque sonore. Elle donne de la voix, elle impressionne, elle crée du lien. Mais elle n’est pas vous.
La personnalité : un patchwork bien cousu… mais cousu de fil blanc
La personnalité, c’est ce que l’on montre — à soi-même comme aux autres. Elle est cette construction sociale et psychique que nous bricolons pour survivre, plaire, réussir, nous distinguer… et surtout nous protéger.
On pourrait dire que la personnalité est :
- Une stratégie de survie émotionnelle façonnée dans l’enfance
- Une interface sociale construite par mimétisme et conditionnement
- Un mélange de traits hérités, imités et adaptés, souvent incohérents entre eux
Exemple : une personne peut être à la fois anxieuse d’être rejetée (héritage d’une mère critique), surcontrôlante (copie du père dominateur), et perfectionniste (stratégie d’adaptation pour obtenir l’amour parental). Ce cocktail devient son « style personnel » — ou sa persona.
Selon Carl Jung, la persona est « le compromis entre l’individu et la société, comme un masque adapté aux exigences du collectif ».
La cuirasse caractérielle : le masque devient armure (Reich & Lowen)
Reich, puis Lowen, vont plus loin. Ils observent que cette personnalité n’est pas seulement mentale ou émotionnelle : elle s’inscrit dans le corps. C’est ce qu’ils appellent la cuirasse caractérielle.
Définition : la cuirasse caractérielle est l’ensemble des tensions musculaires chroniques et des rigidités psychiques construites pour bloquer les émotions inacceptables (colère, tristesse, peur, désir…).
Exemple : un enfant élevé dans une famille où la colère est interdite apprend à contracter ses mâchoires, retenir son souffle, raidir ses épaules. Ces tensions deviennent automatiques. À 40 ans, il ne se met jamais en colère… mais il a des migraines, un dos noué, et une vie sexuelle sans souffle.
Lowen identifie plusieurs types de cuirasse : schizoïde, rigide, masochiste, psychopathe… Chaque type ayant son schéma corporel, son type de personnalité… et ses douleurs.
Selon une étude publiée dans le Journal of Psychosomatic Research (2018), 80 % des tensions musculaires chroniques examinées chez des patients sans pathologie organique étaient liées à des schémas caractériels appris dans l’enfance.
L’être profond : ce que vous êtes… sans rien faire
Et pourtant, sous le masque (personnalité) et sous l’armure (cuirasse)… il y a vous.
Pas le vous de votre CV ou de votre profil LinkedIn.
Pas le vous qui s’agite pour être aimé ou respecté.
Mais le vrai vous — ce que certains appellent :
- Le self (Winnicott)
- L’être profond ou essence (Gurdjieff)
- L’Etre essentiel (KG Dürkheim)
- La conscience pure (Advaita, Rupert Spira)
- Le Tao
- Ou simplement : la Présence
Ce vrai soi ne peut pas être observé comme un objet, ni nommé par des qualités fixes. Il est ce qui perçoit, ce qui ressent, ce qui vit. Avant les pensées. Avant les jugements. Avant l’histoire personnelle.
C’est ce que vous ressentez quand vous êtes totalement absorbé par la beauté, le silence, l’amour, la musique… Sans commenter, sans juger, sans être « quelqu’un ».
Personnalité vs. Être : l’image du théâtre
Voici un développement plus riche de l’histoire de John Smith telle que la propose Rupert Spira, dans son enseignement non-duel, pour illustrer la distinction fondamentale entre le soi véritable (la conscience) et le personnage (la personnalité) que nous croyons être. Cette allégorie est puissante, car elle opère une sorte de désenvoûtement de l’identification au moi.
L’histoire de John Smith et du roi Lear (selon Rupert Spira)
Imaginons un acteur nommé John Smith. C’est un homme ordinaire, sans tourment particulier, qui vit à Londres, paisiblement. Il est comédien de théâtre. Un jour, il se voit proposer un rôle exigeant : le roi Lear, personnage shakespearien tragique, vieux roi au bord de la folie, trahi par ses filles, perdu dans la tempête, déchiré par la douleur et le pouvoir déclinant.
John accepte, entre en répétition, apprend son texte, puis commence à jouer le rôle. Sur scène, il devient Lear. Il vit intensément les scènes. Il pleure, crie, tremble, se jette au sol, implore les cieux. Le public est bouleversé. Il est magistral.
Mais voici que quelque chose se produit.
Le rideau tombe, la pièce est finie, mais John Smith ne sort pas du rôle.
Il reste psychiquement prisonnier de Lear. Il continue de se parler comme le roi Lear. Il s’effondre dans la rue, persuadé d’avoir perdu son royaume. Il croit sincèrement que ses filles l’ont trahi. Il souffre d’un deuil fictif. Il erre, halluciné, accablé d’émotions qui ne sont pas les siennes.
Un ami proche, inquiet, le retrouve et tente de lui parler :
— « John, que t’arrive-t-il ? »
— « Je suis trahi ! Goneril et Régane ont pris mon royaume ! Je n’ai plus rien ! »
L’ami, ému mais lucide, lui dit alors :
« John… tu n’es pas Lear. Tu jouais un rôle. Ce n’est pas toi qui souffres, c’est le personnage. Tu as juste oublié qui tu es. »
Le point essentiel selon Rupert Spira
Rupert Spira utilise cette image pour illustrer notre condition existentielle : la plupart d’entre nous, nous nous sommes tellement identifiés à notre rôle social, notre histoire personnelle, nos émotions, nos pensées — à notre personnalité — que nous avons oublié notre nature véritable.
« Nous ne souffrons pas de nos blessures, mais de notre identification à celui qui est blessé. »
— Rupert Spira
La souffrance ne vient pas des événements ou des émotions en eux-mêmes, mais du fait que nous croyons qu’ils définissent ce que nous sommes. Or, ce que nous sommes — la conscience elle-même, ce qui perçoit, ce qui est conscient du rôle — n’a pas d’histoire. Elle ne peut être affectée par le personnage qu’elle regarde.
Rupert poursuit :
« La conscience, notre véritable nature, est comme John Smith. Elle joue tous les rôles, traverse toutes les scènes, mais elle-même ne change jamais. Le roi Lear apparaît en elle, comme un rêve. Mais la conscience n’est pas touchée par les aléas de la pièce. Elle est libre. »
— Rupert Spira, « The Nature of Consciousness »
La clé : se « désidentifier »
Le réveil spirituel — ou simplement l’expérience du réel — consiste donc à se désidentifier du personnage que nous jouons.
Quand John Smith réalise qu’il n’est pas Lear, mais qu’il jouait Lear, toute la souffrance imaginaire cesse. Elle ne s’est pas évaporée par magie : elle a simplement été reconnue pour ce qu’elle était — une fiction temporaire.
Nous aussi, quand nous cessons de croire que nous sommes nos pensées, nos émotions ou nos rôles (parent, manager, enfant blessé, battant, victime…), quelque chose de profond se relâche. On ne supprime rien. On voit juste depuisailleurs.
Le théâtre de la vie
Rupert Spira ne dit pas de rejeter le monde ou les rôles. Il dit simplement :
« Jouez pleinement la pièce. Aimez, pleurez, engagez-vous… Mais ne vous oubliez pas. Ne croyez pas que vous êtes celui qui souffre. Vous êtes la lumière silencieuse dans laquelle tout cela apparaît. »
Trois couches de l’expérience de soi
Niveau | Description | Métaphore |
---|---|---|
Être profond | Conscience silencieuse, présence nue, au-delà du moi | John Smith (l’acteur) |
Cuirasse caractérielle | Blocages somatiques, rigidités émotionnelles, peurs refoulées | L’armure du personnage |
Personnalité | Masque social, image de soi, comportement adapté | Le costume du roi Lear |
Comment passer du masque à l’être ?
- Ressentir le corps (Lowen) : respirer, relâcher, trembler même. Le corps est la voie royale.
- Contempler sans mots (Spira, Long) : beauté, silence, amour, nature.
- Se poser la bonne question : « Qui suis-je ? », sans y répondre… mais en laissant cette question vous travailler.
Et si c’était une illusion partagée ?
Notre société valorise la personnalité (image, performance, apparence), mais fait peu de cas de l’être.
Il y a là un renversement à opérer. Et ce renversement est intérieur, radical, silencieux.